QUI SUIS-JE ?
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COUP DE COEUR


 

 



MATHIEU ET DOLORINE ET LE SILENCE


Pièce en deux parties, pour trois comédiens : une femme (Dolorine) et deux hommes (Mathieu, X).




Lorsque le spectacle démarre, X est seul en scène. Absolument aucun décor.

X : Adam et Eve et le charcutier. Voilà un bon sujet de pièce. Le charcutier vend du pâté. C’est son métier. Supposons qu’Adam et Eve aiment la charcuterie, dont le pâté. Supposons que trois et deux font cinq. Supposons que les oiseaux ont des ailes. Supposons que le reste importe peu. Supposons que ce que je dis ne vous intéresse pas. Supposons que je n’arrête pas de parler. Pour quoi est-ce que je parle d’ailleurs ? Pour rompre le silence ? Mais quel silence, d’ailleurs ? D’ailleurs, d’où vient le silence ? Il vient d’ailleurs, mais d’où ? Chut ! Ecoutons le silence (silence). Ca y est ! Il est revenu. ! On a beau le chasser, il revient toujours. Toujours. L’assassin revient toujours sur les lieux du crime. Mais quel crime le silence a-t-il commis pour revenir ainsi ? Silence, je t’ordonne de parler ! Avoue ton crime ! Tu seras jugé, emprisonné ou banni ou exécuté. Allons que caches-tu derrière ce mutisme ? Ne t’obstine pas ! Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Renonce, au moins quelques secondes à ce silence affreux. Ne te tais plus. Veux-tu que je te fouette ? Que je te rompe ? Rompre le silence, voilà une bonne pratique. Une pratique juste. Sévère, mais juste. Tu n’avais qu’à ne pas exister après tout. Je n’aurais plus besoin de parler car même en l’absence de tout bruit il n’y aurait pas de silence. Peut-être un peu de musique, ou un peu de vin, ou un peu de peinture qui défileraient dans nos tympans. Que sais-je ? Ce serait la vraie liberté, la vraie vie, le parfait je ne sais quoi, mais le parfait quelque chose par opposition à l’imparfait je ne sais pas quoi non plus que voici, que voilà. Et puis j’en ai marre de parler. Tu vois à quoi tu m’astreins ? Je n’ai plus rien à dire. Voilà ! Voilà ! Alors bonjour, c’est moi, je vais bien. Un deux trois. Et hop ! Et zimb ! Blam ! Bloum ! Et tagada et tagada ! Oh ! Et puis flûte ! J’en ai plus que marre. Je voudrais bien m’arrêter, mais toi, promets-moi de ne pas revenir. Allez ! Promets-moi ! (Silence) Tu vois ! Tu vois ! Tu n’as aucune parole ! Alors tais-toi pour de bon ! Car ton silence, silence, est expressif. Il est lourd de sous-entendus. Ton silence est langage. Il est musique. Ne dit-on pas que dans Mozart la plus belle chose est le silence qui suit la dernière note ? Tu vois, tu parles sans le savoir. Tu es fichu. Tu es surfait. Tu as été récupéré, voilà ! Tu ne peux plus être un silence vide, tu es un silence plein. Plein de quoi ? De toutes les ordures qu’on peut avoir dans la tête. Tu es une décharge publique. Tu pues. Il vaut mieux que tu n’ouvres pas la bouche : ton haleine empesterait l’humanité. Ah ! Ah ! Je suis bien content que tu sois muet. Tu mourras muet. Alors que moi je parle, je puis parler. Et puis je peux me taire si je veux, quand je veux. Regarde ! (Silence) Peut-être pas bien longtemps au début, mais avec l’entraînement, ça viendrait. Comme les plongeurs, je m’immergerais de plus en plus dans le silence. (Silence) Non arrête ! Je me noie ! Rien que d’y penser. Que m’arrive-t-il ? Je panique ! J’angoisse ! Je transpire ! Au secours ! Que quelqu’un me relaie ! Que quelqu’un parle à ma place ! Il faut bien continuer, reprendre le flambeau. Sinon, à quoi aurait servi que je parle ? Autant se taire tout de suite. Je veux un écho ! Un retour, une suite, une filiation. A l’aide ! Silence, si je meurs, sache que je serai mort en te maudissant. L’homme n’est qu’un magnétophone, mais un magnétophone pensant.

(Une femme entre)

Tiens qui es-tu ?

DOLORINE : Je suis une femme. Je viens prendre la relève.

X : Une femme ? A quoi ça sert ?

DOLORINE : Ca sert à aimer l’homme, à se faire aimer de lui. Ca sert aussi à parler pour rompre le silence.

X : Oh ! Alors tu me plais.

DOLORINE : Et toi, est-ce que tu me plais ? Je veux dire… est-ce toi Mathieu ?

X : Mathieu ?

DOLORINE : Oui, moi je suis Dolorine, comme dans « Mathieu et Dolorine et le Silence », le titre de la pièce. Mais toi, qui es-tu ?

X : Je ne pense pas être le Silence, puisque je parle. Mais si j’étais Mathieu, je le saurais. Ne crois-tu pas ?

DOLORINE : Sûrement. En effet. Vous devez être un personnage secondaire. Ce n’est pas grave : il y a des second rôles tout à fait extraordinaires. Mais sans vouloir vous brusquer, il faudra vite laisser la place lorsque Mathieu arrivera.

X : Ce n’est pas de chance… mais soit ! Soit ! Ca m’est égal. Du moment que l’on parle ! Tu es ici pour parler. Et Mathieu, parlera-t-il aussi ?

DOLORINE : Oui, bien sûr il parlera, sinon moi seule parlerais et lui écouterait. Or je n’ai pas l’intention de parler tout le temps. D’ailleurs je finirais par ne plus savoir quoi dire.

X : Ca m’est arrivé. Ca m’est arrivé à l’instant. J’étais au bout du rouleau. La bande magnétique était finie et je ne savais pas comment changer de face, pour prendre une image. C’est pénible ! Eprouvant. Angoissant, paniquant, désespérant, désintégrant, dissolvant et pas marrant. Parle ! Parle ! Je suis content de t’entendre. Nous ferons des tours de garde avec Mathieu, quand il sera là. Il faudra qu’à tout moment l’un de nous agite sa langue et au minimum profère des mots insensés, en attendant que des idées neuves lui viennent. Qu’en penses-tu ? Es-tu d’accord ?

DOLORINE : Nous n’aurons guère de repos.

X : Non. C’est notre sort. Nous n’y pouvons rien.

DOLORINE : Quand je dis nous, c’est surtout de Mathieu et de moi-même que je parle. Car nous allons vivre une histoire d’amour. Et l’amour, ça dure ce que ça dure. Après il faudra parler d’autre chose. Et je ne sais pas de quoi. Roméo et Juliette par exemple, ils avaient beaucoup de bruit autour d’eux. Tous les Capulet, tous les Montaigu et puis un moine et puis je ne sais quoi. Ils n'avaient plus qu'à se dire je t'aime de temps en temps, de scène en scène et finalement se laisser mourir, ça aussi ça occupe, et ça prend plusieurs scènes puisqu’ils ne meurent pas en même temps et qu’elle meurt même deux fois.

X : Oui, dans ces conditions, c’est plus confortable, évidemment.

DOLORINE : Nous, c’est autre chose, il va falloir nous inventer plein de problèmes, pour ne nous dire je t’aime que dans de rares accalmies et puis peut-être aussi mourir, avec beaucoup de lenteur, de plaintes et d’agonie.

X : Je comprends. Si je peux vous aider, je le ferai.

DOLORINE : Oui, ce serait bien de venir nous enquiquiner.

X : D’accord, je note. Je viendrai vous mettre des bâtons dans les roues.

DOLORINE : Ca fait du bruit ça.

X : C’est bien ce qu’il nous faut. Alors c’est entendu ? Tiens, voilà quelqu’un. Je pense que c’est Mathieu.

DOLORINE : Il est charmant n’est-ce pas ?

X : Pas mal, mais je ne m’y connais pas.

MATHIEU : Bonjour Dolorine, ma Dolorine, mon amour, ma pigeonne, mon petit bigoudi.

DOLORINE : Ca commence mal.

X : Oui, il faudrait trouver mieux.

MATHIEU : Qui est ce personnage en présence de qui je te trouve ?

DOLORINE : Tu peux parler normalement.

MATHIEU : Ah ?

DOLORINE : C’est un enquiquineur que j’ai trouvé en arrivant.

MATHIEU : Ah ! Très bien ! Très bien ! Nous en aurons grand besoin. Acceptez-vous Monsieur, de venir nous enquiquiner assez régulièrement ?

X : C’est ce que nous avions convenu. Pour vous éviter de vous enquiquiner l’un l’autre.

MATHIEU : Alors c’est bien aimable. Grâce à vous nous allons vivre une belle histoire d’amour tous les deux. Je le sens.

X : Belle, mais triste peut-être.

DOLORINE : Ça ne fait rien. Je veux dire : l’important c’est qu’elle soit belle. Jusqu’au bout.

MATHIEU : On commence ? Je suis impatient.

X : Etes-vous au courant qu’il faudra parler tout le temps ?

MATHIEU : Tout le temps ? Pourquoi ?

X : C’est comme ça. Pas de silences. Ça vous embête ?

MATHIEU : Ben… que faudra-t-il que je dise ?

X : Ce que vous voudrez ( à Dolorine) Il m’inquiète. (à Mathieu) Vous avez bien des choses à raconter ?

DOLORINE : Mais oui, mais oui, nous trouverons. Nous parlerons d’amour et d’autres choses.

X : Bon. C’est sûr ?

DOLORINE : Oui. Oui. Mais maintenant il faudrait que vous partiez. Que vous nous laissiez seuls pour que nous commencions à construire notre histoire. Et si nous commençons à faiblir, venez tout de suite nous enquiquiner.

X : Entendu. Je vais rester en coulisses et me tiendrai prêt.

MATHIEU : Ne vous endormez pas, surtout. Ne nous oubliez pas.

X : Soyez tranquilles.

DOLORINE : Autrement, nous nous tairons, et le silence, l’odieux silence que vous redoutez autant que nous viendra camper ici sur ce plateau.

X : Quelle horreur ! Surtout pas ! Si vous êtes dans l’embarras, vous n’avez qu’à siffler. C’est un sifflet magique. En fait c’est un sifflet normal, mais je l’entendrai car je ne serai pas loin. Mais de toute façon, je serai vigilant. Je préfère vous prendre par surprise. Ce sera plus juste, plus intéressant.

DOLORINE : Peut-être passionnant !

X : Et le silence ne viendra qu’à la fin, après le dernier mot, et il sera comme un mot de plus, avant les applaudissements. Peut-être le mot le plus beau. Voilà mes amis, tout est dit…

MATHIEU : J’espère bien que non !

X : Je veux dire pour l’instant. Pour l’instant seulement. Pour l’instant je n’ai plus qu’à partir. Et je vous retrouve dans un instant. Et je vous souhaite bonne chance à tous les deux. Vous avez le rôle le plus difficile, je le reconnais. Mais je suis de tout cœur avec vous. A bientôt.

MATHIEU et DOLORINE : A bientôt.

(X sort. Silence)