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Le désordre


(La scène est obscure, mais on discerne une chambre dans un état de désordre total. On entend une respiration calme. Dans le lit, une masse indistincte. Au bout d'un certain temps, l'acteur apparaît de dessous le lit ou d'un quelconque endroit inattendu).


Flûte ! Le spectacle est commencé ? Je m'excuse, mais c'est le réveil qui n'a pas sonné.

(Il se lève en caleçon et tee-shirt, enfile un pantalon. Il se met à fouiller à travers toute la pièce, trouve une vieille chaussure, l'enfile, continue à fouiller. Il tire le drap du lit. On découvre les ustensiles les plus divers, notamment une cafetière).

Tiens ! Le café ! Il faudrait un gobelet.

(Il se met à chercher, trouve sa deuxième chaussure, l'enfile. Un regard navré à la cafetière).

Bah ! Tant pis !

(Il se dirige vers le lavabo. Prends son dentifrice, regarde l'état de ses dents puis cherche quelque chose. Sans doute sa brosse à dents. Il regarde au dessus de l'armoire, trouve un gobelet. Un peu de café coule ...... puis c'est la brosse à dents qui dégringole).

Ah ! Tiens !

(A ce moment, le téléphone sonne. Il le cherche partout, finit par le trouver et décroche).

GONTRAN : Allô ?

GERTRUDE : Allô, Gontran ?

GONTRAN : Qui ça ?

GERTRUDE : Gontran ?

GONTRAN : Je ne sais pas.

GERTRUDE : C'est Gertrude.

GONTRAN : (ça ne lui dit rien) Gertrude ?

GERTRUDE : Alors ?

GONTRAN : Alors quoi ?

GERTRUDE : Tu te fiches de moi ?

GONTRAN : Heu....Non.... Mais quel numéro demandez-vous ?

GERTRUDE : Ecoute, je n'ai vraiment pas envie de plaisanter.

GONTRAN : Je le vois bien.

GERTRUDE : Alors, c'est oui ou c'est non ?

GONTRAN : Oui ou non ?

GERTRUDE : Et bien ?

GONTRAN : Et bien, comme ça, à priori, sur le coup, je dirais....non !

GERTRUDE : Imbécile !

GONTRAN : Heu ! Je voulais dire oui.

GERTRUDE : Crétin !

(Elle raccroche).

GONTRAN : Allô ? Allô ? Je ne comprends rien : j'ai donné les deux réponses et il n'y en a aucune de bonne.

(Il reste songeur).

Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

(Il boit son café, puis il va se brosser les dents. Avant qu'il aie eu le temps de se rincer la bouche, le téléphone sonne. A nouveau il le cherche partout. Il se trouve à un endroit différent de celui où il l'avait laissé).

Allô ?

GERTRUDE : C'est encore moi. Je voulais te dire que ce n'est plus la peine de me rappeler. Plus jamais.

GONTRAN : Bon d'accord.

(Long silence. Puis elle pousse un long et terrible cri de rage et raccroche. Il retourne à son lavabo et se rince les dents. Puis il vient s'asseoir sur le lit).

J'aimerais bien que l'on m'explique.

(A ce moment là une grande lettre " M " est envoyée sur scène)

Tiens ? Qui est-ce qui m'envoie une lettre ?

(Il la tient devant ses yeux et lit comme si un texte était écrit dessus).

" De la part de l'auteur. Cher personnage, tu n'es pas venu à notre rendez-vous tout à l'heure... "

Flûte ! Complètement oublié !

" Je n'ai donc pas pu te fournir ton passé et tes motivations "

C'est pour ça que je ne comprenais rien.

Exactement !

Voici donc ce qu'il s'est passé. " Gertrude t'a quitté, regarde tes chaussures "

Quoi ? J'ai mal lu ? Non, c'est bien écrit :

" Gertrude t'a quitté, regarde tes chaussures ".

(Il allonge ses jambes devant lui et contemple ses chaussures).

Qu'est-ce qu'elles ont mes chaussures ? Rien. Un peu élimées peut-être ? Normal, je les mets tant.

Je l'aimais tant ! Gertrude ! Pourquoi es-tu partie ?

(Il lit la suite)

"Elle t'a demandé de ranger ta chambre. Car elle a peur des petites bêtes, et dans ce désordre toute une faune se développe allégrement. Elle affirme même y avoir vu une araignée grosse comme une automobile. Mais peut-être qu'elle exagère. En tout cas, elle t'a mis devant un choix : ou bien tu ranges et elle reste, ou bien elle s'en va".

J'aurais du répondre oui. Bien que....ça représenterait du boulot.

"Tu as très bien répondu, car même si tu aimais Gertrude, tu aimes par dessus tout ton désordre".

C'est à dire que....j'ai un peu peur des araignées moi aussi.

"Il n'y a pas de roses sans épines. Maintenant lit en silence ce qui suit. Les spectateurs ne doivent pas entendre. Ce sont tes caractéristiques. Il les découvriront au cours du spectacle, mais toi, tu dois les connaître. Silence".

Comme dans Hamlet : le reste n'est que silence. Enfin bon, je me tais.

(Il met un doigt sur sa bouche et il commence à lire. Il a l'air très intéressé. Noir bref. La lumière réapparaît, il est toujours en train de lire. Noir bref. La lumière réapparaît. Il est toujours en train de lire).

On fait des coupures sinon ce serait trop long pour vous.

(Il se remet à lire)

C'est très....

(Noir bref, la lumière réapparaît)

Pas quand je parle ! Je disais : c'est très intéressant. Tout ce qui concerne mon être est écrit là. Vous vous rendez compte ? C'est fascinant de découvrir son propre Moi.

(Il fait plusieurs fois le tour de la pièce, songeur).

C'est incroyable cette sorte de vocation au désordre.

Mes parents étaient des gens très ordonnés et, ils auraient aimé que leurs enfants le soient également. Mais il y avait un hic ! Ce hic, c'était moi, et tous les soirs lorsque ma mère venait border l'hic, elle me disait "Surtout ne te découvre pas. Ce qui voulait dire à mots couverts : "Ne découvre pas ta vraie nature, ton désordre intérieur".
Mais moi, en secret, je me découvrais chaque nuit un peu plus. Je découvris d'abord mes épaules. Les nuits d'après ce furent mes bras, ma poitrine. Et lorsqu'une nuit, je me fus entièrement découvert, je découvris en moi des talons insoupçonnés. Désireux de les mettre à l'épreuve, je les posais sur le sol et j'avançai dans l'obscurité. Alors les objets, apercevant mes talons, s'écriaient "Des talons !" Et ils détalaient en tout sens, sans ordre ni raison...Grâce à mes talons insoupçonnés, là où je passais, l'ordre trépassait. Au petit matin, ma chambre était un véritable capharnaüm. Mes parents n'étaient pas contents : je m'étais découvert. Cela n'était pas une faute en soi de m'être découvert mais selon eux, il n'y avait qu'une façon acceptable de le faire : les couteaux à droite et les fourchettes à gauche...Moi, je mettais des couverts n'importe comment...Ils ont bien essayé de me récupérer, de me rendre ordonné. Mais même s'ils m'avaient donné tout l'or du monde, pour tout cet or donné je ne le serais pas devenu. C'est une affaire de goût. Ma mère préfère l'ordre, donc l'ordre c'est le goût à mère, et le désordre est plus doux. Mon père ne pouvait être heureux s'il ne pouvait se repérer dans ma chambre. Notez bien ceci : il ne peut y avoir de père heureux s'il n'y a pas de repères. Personnellement, je me retrouve très bien dans mon désordre. C'est vrai qu'il m'arrive d'égarer un objet, mais ça n'arrive qu'une fois : la première fois je le perds, la deuxième fois, je le repère. En tout cas, ce qu'ils ignoraient, c'est que l'entropie augmente. Autrement dit, à long terme, le désordre finit toujours par l'emporter. Exemple : lorsqu'ils rentraient dans ma chambre pour me dire de ranger, même si j'obtempérais, moi ils m'avaient dérangé. L'équilibre était maintenu. De plus, le fait de me dire "range", c'était me donner un ordre. Mais comme il fallait qu'ils le répètent plusieurs fois avant que je réagisse, à chaque fois ça faisait un ordre de plus. Et un ordre plus un ordre, plus un ordre et, bien à la fin ça fait désordre. Donc même si ma chambre était nette, il subsistait un désordre dans les mots, planant comme un fantôme et prêt à se rematérialiser aussitôt.

Je ne sais pas s'il y a en chaque homme une âme immortelle qui plus tard ira au ciel. Mon désordre en tout cas est irréductible et c'est ça que je veux envoyer à Dieu pour qu'un jour le Paradis ressemble à ma chambre. Amener le désordre chez le créateur de l'ordre ! Qui prend les paris ?





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